Jimmy Liao lu par un bibliothécaire

Quels sont tes titres préférés de lui ?

Je n’ai eu accès qu’à une dizaine de titres. Impossible d’avoir une préférence tant ces livres sont différents bien que les thématiques en soient proches. Cependant deux titres m’interpellent :

« La lune perdue » Cette histoire se démarque des autres titres où le protagoniste est propulsé dans un rêve éveillé, toujours en quête ou dans la fuite ; avec « La lune perdue », les obsessions, les peurs de Jimmy Liao laissent place à une histoire plus poétique, plus douce où le héros est le protecteur. Il me fait penser à « Jean de la lune » de Tomi Ungerer.

« 我的世界都是你 » dans cet album, les thèmes de Jimmy Liao sont à leur paroxysme : la peur, l’angoisse, le deuil : toutes les émotions sont matérialisées dans cette maison aux pièces devenues trop petites pour les contenir, sortant de leur cadre.

As-tu le souvenir de la façon dont les lecteurs (les bibliothécaires, le public) ont perçu son travail ?

Jimmy Liao est peu connu en France. Pour de nombreux bibliothécaires, il a été lu comme un auteur pour enfants avec des critères précis : le thème, est-il accessible, y a-t-il une bonne chute, une morale, etc. Lorsqu’un livre est classé dans des « espaces » jeunesse – ce qui est le cas ici – il sera vite oublié s’il s’adresse aux plus grands, ou s’il n’entre pas dans une catégorie pour « jeunes 3/6a ». Jimmy Liao, comme les auteurs s’adressant à tous, aux plus grands ou publiant des livres sans texte, ne sont pas encore bien connus et mis en valeur par les bibliothécaires.

Son travail te ferait-il penser à des auteurs-illustrateurs connus en France ?

Son trait, ses couleurs, ses histoires universelles peuvent faire penser à de nombreux illustrateurs. Il y a pourtant selon moi, un illustrateur, connu en France, qui lui ressemble beaucoup.

De nombreux artistes ont été marqué par des événements personnels très forts : positifs comme la naissance d’un enfant, ou négatifs. Dans le second cas, l’artiste se réfugie dans un monde, un univers qu’il se crée, comme une protection, à l’exemple de Claude Ponti dont les histoires très drôles forment un univers inimitable, mais ne laissant en rien présager les pires horreurs que l’auteur a subies dans sa jeunesse.

Tomi Ungerer se singularise parce qu’il exprime ses blessures sans les travestir. Il a connu la guerre, les privations, humiliations, interdictions et, même s’il peut les adapter à de jeunes lecteurs dans ses albums, ses dessins (livres ou affiches) évoquent directement ses blessures d’enfance. Ses albums ne s’adressent pas à un public en particulier (comme Jimmy Liao), certains ont même été censurés en France, comme « Jean de la lune ».

Si Tomi Ungerer combat la guerre, le racisme, évoque ses blessures d’enfance, Jimmy Liao, lui, combat ses peurs, ses angoisses. L’un comme l’autre n’ont pas construit un univers ou raconté une histoire pour se protéger. Au contraire, ils se servent du dessin pour illustrer leurs blessures, s’adressant à tous et leurs thématiques sont universelles. Ce ne sont pas le dessin ou un univers qui caractérisent l’oeuvre de T. Ungerer et J. Liao, mais leur propre histoire.

Selon toi, est-il reconnu à sa juste valeur en France (y a-t-il eu des articles consacrés ?) et pourquoi ?

Jimmy Liao est taïwanais. C’est un détail important dans la traduction et l’édition d’albums en France. Nombreux auteurs s’exprimant en chinois – et plus encore pour d’autres langues asiatiques, à l’exception du japonais – sont peu traduits en français : il n’est pas rare qu’un auteur chinois soit d’abord traduit en anglais ou qu’il vive et travaille en Europe ou dans un pays anglo-saxon ; les plus jeunes ont adopté la narration occidentale et donc davantage ciblé le genre et l’âge.

Peu d’auteurs asiatiques font l’objet d’étude, de la part d’étudiants, de chercheurs français et le monde francophone est minoritaire dans la recherche.

Nombreux livres en chinois pour enfants ne sont pas traités dans les bibliothèques.

Le monde asiatique occupe encore une place à part dans la littérature jeunesse, hors Japon.

Jimmy Liao nous propose des albums pour tous âges. Les lecteurs ados/adultes ne sont pas habitués à ce genre. Les bibliothécaires non plus. Or, les adultes sont les prescripteurs des lectures aux enfants. Le lecteur adulte français est plus habitué à des histoires où un texte explicite l’illustration, où une « morale » la termine. Les albums sans texte et « pour tous » peinent à trouver leur place.

Dis-nous tout ce que tu aimerais partager.

Jimmy Liao ne raconte pas des histoires, mais fait un rêve éveillé où il matérialise ses peurs, ses angoisses, qu’il ne cherche pas à apprivoiser mais à évacuer, souvent avec un protagoniste fragile, sensible, (reflet de lui-même ?) toujours en quête ou dans la fuite. C’est pourquoi le noir qui lui fait tant peur, représentant la mort et le néant, est omniprésent dans ses illustrations dont « Le monstre qui mangeait le noir ». Ses personnages ne sont pas à l’échelle dans ce vaste monde inquiétant (« La Forêt des songes »), où le cadre explose avec des illustrations qui en sortent (« 我的世界都是你 »). Une envie d’en sortir, de tout effacer, quitte à s’oublier dans une normalité (« Les Ailes »). C’est ce qui le différencie des auteurs qui nous racontent une histoire où l’enfant reste dans un cadre défini, son cocon protecteur, où les monstres sont apprivoisés, dans un monde apaisé ou fantastique. 

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Merci à Umberto Signoretti d’avoir aimablement répondu à nos questions. Il est le créateur et l’animateur du site de référence www.chinedesenfants.org