Taipei Story

La semaine dernière, j’ai eu le plaisir de retrouver un ami de fac de passage à Paris, pour un petit déjeuner non loin de la Tour Eiffel. Aujourd’hui, il m’a invité à une soirée littéraire au Taipei Story House qui accueille deux écrivains pour une lecture devant une cinquantaine de personnes. Dites ce que vous voulez, en matière d’amitié j’ai le goût du luxe. En moins de dix jours, voir par deux fois un ami de vingt ans, dans deux villes à dix mille kilomètres de distance : pourquoi s’en priver…?

Le bâtiment qu’on appelle Taipei Story House a cent ans : cet hôtel particulier a été érigé par un riche marchand de thé de Taipei dans le style Tudor pour recevoir ses amis et ses clients. Depuis 2003, il héberge un mini-musée consacré à vie culturelle de l’île depuis le début du vingtième siècle, avec comme objectif d’insuffler une nouvelle vie à un patrimoine conservé.

L’évènement littéraire auquel j’ai assisté s’intitule « les vendredis des Muses ». Il a lieu le troisième vendredi de chaque mois ; c’était le 67e rendez-vous ce soir. Les deux écrivains invités sont des personnages importants dans la vie littéraire du pays. Jiji 季季,rédactrice en chef d’un important journal de presse nationale, a lu un récit qu’elle a écrit sur l’inauguration du pont ferroviaire en acier qui enjambe l’estuaire du plus grand fleuve de Taiwan depuis 1953, lorsqu’elle avait 8 ans. Grâce à sa voix et ses mots qui ressuscitent bien des couleurs, des bruits, des odeurs et des visages, on revit l’excitation des villageois des deux rives à la veille du décollage économique de Taiwan.

Su Xiaokang 蘇曉康,l’auteur du film « River Elegy » vu par cent million spectateurs en Chine en 1988 et exilé aux Etats-Unis au lendemain de l’événement de Tian’anmen, nous a dévoilé la grande Histoire à travers sa trajectoire personnelle très singulière. En 1947, ses parents communistes ont fui le régime nationaliste (dirigé par Chiang Kai-Chek) à Taiwan. Deux ans plus tard, c’était au tour des nationalistes, battus par les communistes (dirigés par Mao Zedong), de se réfugier sur l’île. Le père de Su a dû traverser le détroit de Formose une nouvelle fois, dans le sens inverse, sous peine d’être fait prisonnier et de mourir à Taiwan. A l’époque, la maman de Su le portait déjà dans son ventre. Elle quitta Taiwan pour rejoindre son mari et donner naissance à Su à Hangzhou. Interdit sur le territoire chinois depuis un quart de siècle, Su a été invité à Taiwan à plusieurs reprises par ses amis écrivains (dont Jiji, également son éditrice). Pour la lecture de ce soir, il a choisi un récit où ses pas rejoignent ceux de ses parents, à Taiwan et à Hangzhou. Sans mot nostalgique, il y rend hommage à sa mère avec une grande pudeur et dignité.

En une heure et demie, nous avons voyagé au travers des dizaines d’années et parcouru des milliers de kilomètres, en compagnie des personnalités hors du commun qui restent si proches de nous, sans nous écraser par leur ego. C’est pour ça que je les aime, les Taipei stories.

(crédit photo : Taipei city government)