On sait beaucoup de l’œil et peu du regard.
– Yves Bonnefoy (1923-2016), poète et critique d’art
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L’exposition Regards de Taiwan met en scène une série d’images extraites des œuvres de trois auteurs-illustrateurs taiwanais contemporains publiés, en France, aux éditions HongFei : Jimmy Liao, Mori et Page Tsou.
Présentation de l’exposition en PDF
Le regard de Taiwan, île en mutation, est naturellement tourné vers le vaste monde. Aucun des trois créateurs présentés dans cette exposition ne s’adosse à une spécificité taiwanaise qui les caractériserait et les réunirait inconditionnellement. Mais, à n’en pas douter, leurs créations se nourrissent de la vitalité de cette société et de sa confiance dans le mouvement centrifuge de la vie, celui-là même spécifique à l’enfance.
Réunies ensemble, leurs images manifestent l’intensité du regard des enfants qui habitent leurs ouvrages. Ici, loin de la vision consensuelle d’un for intérieur enfantin trop souvent supposé naïf ou paisible, parfois même immobile, les personnages semblent bien déterminés à n’éluder aucune question essentielle. Ni celle de la condition existentielle de l’être humain si solitaire, chez Jimmy Liao ; ni celle du temps et de la double possibilité du recul et de la perspective, chez Mori ; ni celle du désir contrarié qui donne toute sa chance au surgissement de l’inattendu vivifiant chez Page Tsou.
En vous invitant à porter l’œil sur les œuvres de ces trois créateurs, c’est à un regard sur l’enfance, une expérience humaine universellement partagée, que cette exposition vous convie. Et, par la force de l’art, à l’émerveillement d’y ressentir les beautés puissantes et les potentiels qui s’y déploient.
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Jimmy Liao ▪ Un regard dans la SOLITUDE
Nuit étoilée s’ouvre, avec la page de garde, sur le visage d’une fille qui regarde droit devant. Que regarde-t-elle ? À quoi pense-t-elle ? L’auteur n’en dit rien mais invite le lecteur à le deviner au fil des scènes nombreuses qui vont suivre.
Dans sa chambre, derrière la grande fenêtre, la fille regarde la neige tomber. Sur un trottoir, avec son camarade, elle tourne la tête et guette le bus qui doit arriver. Au bord de la mer, les mêmes enfants avec une longue vue balayent l’horizon à la recherche de l’hypothétique arrivée du bateau du père du garçon. Dans une barque sur le lac, ils lèvent la tête pour contempler le ciel. Enfin, la fille devenue jeune femme est au musée et fixe le tableau de Van Gogh, « Nuit étoilée ».
L’un après l’autre, ces regards intenses dessinent en pointillé l’histoire d’une adolescente. Seule ou accompagnée en solitude par son unique ami, elle avance au coeur de la nuit sans fin. Quand le jour se lève, sa peine apaisée, elle garde en mémoire les ténèbres qui n’étaient pas sans beauté.
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Page Tsou ▪ Un regard nommé DÉSIR
À Noël, le père de petit Xiong lui offre un ticket d’entrée au musée. Le visage fermé du garçon nous dit clairement que ce n’est pas un cadeau qu’il attendait. Il ne sait pas ce que c’est « l’art », et il ne désire pas le savoir. Il entre pourtant mais d’abord par l’envie de retrouver son ami Monsieur Cigale qui vient de lui échapper.
C’est ainsi que le garçon pénètre dans une première salle d’exposition et ouvre la porte du monde magique de l’art. Quand on regarde une œuvre, il se peut, si on la laisse faire, qu’elle réveille en nous toutes sortes de souvenirs et ou qu’elle éveille des projets. C’est sûr, le regard de chacun est imprégné de son désir.
Petit Xiong s’amuse alors à scruter les spectateurs dans le musée. Avec son regard, arrivera-t-il à percer le mystère du désir des uns et des autres ?
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Mori ▪ Un regard sur le TEMPS
À chaque page de Vacances d’été, une fillette adopte une posture figée, comme devant un appareil photo qui saisit un moment savoureux. Le livre se lit alors comme un album photos qui garde une trace des endroits visités. À côté de l’enfant, un petit chat noir. Et derrière l’appareil photo ? Une grande personne peut-être, devant laquelle la fille se montre sage pendant les prises de vue.
L’histoire est sans texte (pas le livre) mais les images racontent tout, sur le temps qui passe. La fillette se trouve entre le chat et le ou la photographe, tout comme elle se meut dans un temps pris entre l’innocence de l’enfance et la maturité de l’adulte. Chaque jour elle grandit, imperceptiblement. Elle ne redevient plus l’enfant qu’elle a été la veille. Le livre s’ouvre avec la salle de classe juste avant les vacances, et s’achève dans un parc la veille de la rentrée : ces deux scènes marquent avec tendresse l’irréversibilité du temps : Le futur que tu attends ardemment s’approche sous ton regard et te frôle, pour finir en un passé que tu ne veux pas oublier.
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On reconnaît les créateurs à leur singularité : Jimmy Liao est unique, Page Tsou ne l’est pas moins. Mori déploie son univers sous nos yeux. Si leurs œuvres sont aujourd’hui présentées dans une seule exposition, elles ne sauraient pas se laisser réduire à la variation d’une expression collective et englobante. Est-ce à dire pour autant que leur cohabitation serait fortuite ?
Nous proposons de regarder l’exposition comme une occasion rare de fréquenter les Taiwanais. Certes, tous les Taiwanais ne sont pas artistes. Loin de là. Mais les trois talents exposés ici, de par leur art d’illustrateur, s’adressent au public français, adulte comme enfant, sans être entravés par la barrière de la langue. Les histoires qui habitent leurs images sont autant les nôtres que les leurs.
Arrêtons-nous un instant sur le regard que pose Jimmy Liao sur la solitude. Alors qu’on a affaire à une expérience connue de tous, elle constitue en France un sujet délicat dans les livres jeunesse, plutôt perçu comme un obstacle à surmonter dans l’apprentissage de la socialisation des enfants. Dans le monde asiatique dont fait partie Taiwan, où la spiritualité et la pratique sociale placent les individus en lien les uns avec les autres, la solitude participe à l’expérience esthétique de la vie comme tous les autres sentiments à explorer, qu’on soit enfant ou adulte. C’est ainsi que Nuit étoilée, à l’instar de la toile de Van Gogh, nous éblouit par sa splendeur sur fond des ténèbres à traverser.
La déambulation dans le musée de Petit Xiong, imaginée par Page Tsou, relativise la parole d’autorité (dont les Français sont friands) des historiens ou critiques de l’art, appuyée sur les collections sacralisées dans nos musées. Il ne s’agit pas d’un rejet inconditionnel des savoirs, mais d’un rappel bienveillant de la place de la contribution des spectateurs, dans leur subjectivité diverse et légitime, dans la création de valeur d’une œuvre d’art.
Mori, quant à lui, aime raconter des histoires depuis un point de vue fluide : un même événement, perçu comme à venir au début du récit, apparaît comme un souvenir quand on arrive à la fin. Et il n’hésite pas à colorer ces projections et souvenirs avec les émotions du personnage. Ces effets de « perspective temporelle mobile », présents dans les très beaux poèmes classiques lus par les enfants à Taiwan, sont moins familiers et parfois même inconnus des lecteurs français. Les échanges de Mori avec ces derniers pendant son récent séjour de six mois en tant qu’artiste en résidence à Paris constitueront probablement une source d’inspiration intéressante pour ses futures créations.
L’œuvre des trois talents taiwanais émerge dans le paysage foisonnant de l’édition jeunesse en France alors qu’aucun d’eux ne s’appuie sur une iconographie « régionale » ou exotique pour se faire remarquer. Elle séduit même. C’est peut-être parce qu’elle permet aux lecteurs français d’emprunter le regard de ces créateurs pour redécouvrir et réenchanter le monde. Tels sont notre projet et notre souhait.
Date : 7-29 avril 2023
Lieu : Bibliothèque Centrale de Tours
Rencontre avec les deux éditeurs & Mori : 19 avril 2023 à 18h