Le propos dans mon post précédent est simple : les valeurs « universelles » n’ont pas été proclamées dans un vide culturel. Leur essor et leur actualisation parmi les peuples de cultures différentes sont d’autant plus efficients que notre connaissance intime de ces cultures est solide.
Il faut croire que la majorité des défenseurs des valeurs universelles sont sincères, prêts à reconnaître et dialoguer avec les peuples en face, avec leur histoire et leur culture. D’ailleurs, que peuvent-ils entendre d’un Chinois qui ne soit déjà énoncé en Occident, et qui serait plus beau et plus noble que les belles valeurs dont les droits de l’homme seraient l’ultime expression ?
Comme tout Chinois qui se respecte, je ne vous dirai jamais que la pensée chinoise est la plus élevée ou la plus profonde, que la civilisation chinoise est la plus brillante, que la philosophie chinoise pourrait éclairer le monde entier.
Pour les Occidentaux, les Chinois ont un « défaut » : souvent, ils ne parlent pas, ou pas assez en tout cas. Généralement, ce silence est interprété comme un déficit de pensée libre ou un manque de conviction. En réalité, ils n’expriment leur opinion, n’exposent leur connaissance que lorsqu’ils ont le sentiment que l’Autre est prêt à l’entendre.
Lorsqu’il arrive à un Chinois de révéler son point de vue, c’est comme s’il vous invitait à une dégustation de thé : le thé sera aussi bon que vous serez en mesure de l’apprécier. Il est vrai que les Chinois convient relativement peu les Occidentaux à une telle dégustation. Non pas parce qu’ils seraient moins hospitaliers que d’autres peuples, mais parce qu’une telle rencontre se concrétise plus difficilement sans le partage d’une même langue (française ou chinoise). Difficulté supplémentaire : ce partage passe par une expérience intime de la trajectoire des mots et des concepts dans cette langue partagée, c’est-à-dire par des références culturelles que constituent deux mille ans d’histoire, de légendes, d’anecdotes, de joutes philosophiques, de littérature, de poésie, de théâtre, d’art, etc.
Prenons un mot comme exemple pour illustrer ce propos : ce pourrait être 仁 prononcé rén, un caractère chinois composé des signes « humain » et « deux ». Bien plus que « ce qui se passe entre deux individus », ce mot suggérant « le meilleur de ce qui se tisse entre deux humains » est devenu le concept clé de l’enseignement de Confucius (5e siècle av. notre ère). En effet, il peut exister beaucoup de rapports différents entre deux humains : le ressentiment, l’aliénation, la haine, la rancune, la jalousie, la tromperie, la complaisance, l’obligation, la confiance, le don, le pardon, l’hospitalité, l’amitié, la loyauté, l’empathie et l’émancipation, etc. Le confucianisme (et non la doctrine de ses usurpateurs) consiste à développer un ensemble d’outils conceptuels nous aidant à éviter les pièges dans notre quête des idéaux du vivre-ensemble, grâce à la perfection de soi et à la rencontre d’un Autre, singulier, concret et vivant.
Fondamentalement, il s’agit ici de l’expression d’un humanisme basé sur la « reconnaissance de l’Autre ».
Ces mots chinois existent aussi en français (sans quoi je n’aurais pas pu écrire ce post), mais la différence de civilisation fait que les Européens, héritiers du christianisme, de la Renaissance et des Lumières, n’ont pas choisi de les « activer » d’une manière systémique pour penser la société humaine.
Pour ceux qui s’y intéressent, je recommande volontiers quatre ouvrages contemporains, dont trois ont fait déjà l’objet d’un article sur ce blog (posts accessibles via l’hyperlien). Tous ont le mérite de présenter le plus clairement possible l’humanisme chinois en s’appuyant sur les concepts et catégories de pensée véhiculées par la langue française.
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100 mots pour comprendre les Chinois, par Cyrille J.-D. Javary (Albin Michel 2008)
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Traité de l’efficacité, par François Jullien (Le Livre de poche 2002)
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Manuel de chinoiseries : A l’usage de mes amis cartésiens, par Chenva Tieu (Anne Carrière 2009)
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L’importance de vivre, par Lin Yutang (première publication en anglais en 1937)